La Roumanie aux portes de Gerland

En avril, deux adolescentes roumaines sont mortes brûlées dans l'incendie de leur caravane à Gerland. "Libération" est revenu, deux mois après, dans ce bidonville rom au sud de Lyon, où tous sont en instance d'expulsion.

La femme soulève lentement la masse, qu'elle laisse retomber sur le vieux canapé. En quelques coups précis, elle le désosse. Abandonne le sommier et récupère le bois, pour alimenter le feu. Une bassine posée dessus chauffe l'eau pour laver le linge. Le soleil se couche sur le bidonville de Gerland. Coincées entre le périphérique et des lignes de chemin de fer, des dizaines de familles roms vivent, au sud de Lyon, sur ce camp où deux adolescentes roumaines ont trouvé la mort en avril, brûlées dans leur caravane. L'odeur sure, écoeurante, des déchets pourrissant au soleil règne sur l'immense terrain. La Communauté urbaine avait promis, après la mort des jeunes filles, d'évacuer le tas d'ordures où mouettes et corbeaux se servent. Elle s'est arrêtée en chemin. A l'entrée du bidonville, les Roumains de Craiova. Au fond, ceux de Timisoara. Sur le côté, des demandeurs d'asile d'ex-Yougoslavie. A l'écart, des familles échouées, quart de quart-monde rom.

De l'autre côté de la frontière

Le soleil disparaissant, des braseros s'allument devant les baraques. Sous les planchers, des tapis de palettes servent de vide sanitaire. Un doublage en carton, à l'intérieur, assure l'isolation. Youssouf, chapeau noir enfoncé, montre une salle de bains, construite derrière sa cabane. Un réchaud à bois chauffe l'eau, à côté d'une baignoire posée sur des pieds en bois. Souriant, il désigne une cabane inoccupée, à côté de la sienne. L'endroit a servi à stocker des vieux vêtements et l'on croit, le premier soir, s'endormir dans les bras d'un clochard. Dehors, la nuit s'installe. Les enceintes crevées donnent à la musique tsigane un son inimitable. Doucement, elle baisse, et les bruits de la nuit prennent le relais. Un trafic incessant de trains, à quelques mètres de là, et le couinement des rats, si proches. Plusieurs enfants ont été mordus ces derniers mois.

Au réveil, le jour surprend les rongeurs encore attablés sur les ordures. De gros rats bruns, en nombre hallucinant. Ils fuient quand les portes s'ouvrent. En face, une femme se lave les dents à l'eau d'un bidon. Elle crache, puis d'un signe de la main invite à boire le café. Le camp s'éveille. Demo, un Bosniaque, part relever le courrier dans une association. Dehors, la ville vous tombe dessus. Quelques heures ont suffi pour se sentir très loin. "Quand t'entres ici, rigole Zoudo, un Monténégrin, c'est plus qu'une frontière que tu passes." Un policier fait signe de s'arrêter. Les contrôles sont incessants, pour dissuader les Roms de se rendre en ville. Demo écope d'une amende, pour n'avoir pas fait changer sa carte grise.

Au retour à la mi-journée, le repas se prépare : les hommes boivent le café pendant que les femmes allument le feu, partent remplir les bidons avec une brouette, découpent la viande, mettent la table... "Normal", sourit Zoudo, les mains posées sur un ventre très rond, moulé par un tee-shirt de la police nationale. Jamilka, sa compagne, crache à ses pieds et le maudit. Veuve, elle a plus d'indépendance que les autres femmes. Son mari a été tué en Bosnie, pour avoir "collaboré" avec les Serbes. Un embrigadement forcé. Jamilka a demandé l'asile politique, et attend en élevant ses fils dans ce camp. Deux vivent avec elle, le troisième est en prison pour recel de voiture volée. Les travers de porc délicieux, très relevés, se mangent avec des oignons qu'on croque à pleines dents.

Un Roumain passe, qui tracte une vieille caravane rachetée aux voisins. Un morceau de ferraille traîne à l'arrière, et arrache le branchement sauvage, qui apporte l'électricité au camp. Youssouf vient réparer. Il enveloppe les fils dénudés dans des morceaux de sac en plastique, qu'il entoure de chatterton. Le câble retombe dans une flaque d'eau.

A l'heure du café, deux travailleurs sociaux débarquent. Ils travaillent pour l'Alpil, l'une des rares associations présentes dans le camp, avec Médecins du monde et parfois les services du conseil général. Pendant que sa collègue distribue des sacs de rations (boîtes de conserve, briques de lait, pain de mie), Nicolas gère les problèmes de papiers administratifs, essuie les impatiences. Tout le monde veut un logement, il n'y a pas de place pour tous. Quelques-uns refusent les places en foyer, d'autres ont des besoins urgents, comme cette femme dont le mari, violent, vient de détruire la caravane. Une voiture de la Brigade anticriminalité stationne devant l'entrée du bidonville. "L'autre jour, raconte Nicolas, l'un des policiers s'amusait à viser les gens avec son flashball. Je suis intervenu quand j'ai vu un gamin de 3 ans se pisser dessus de peur."

Des cris qui font fuir les rats

Safet passe devant les agents pour rejoindre les douches municipales, à 2 kilomètres de là. C'est propre, avec des cabines lavées après chaque passage. L'eau très chaude délasse. En repartant, Safet s'arrête au café, commande deux bières et raconte son histoire. Il est bosniaque et musulman, marié à une Serbe orthodoxe. Sous Tito, ils vivaient sans problème. Puis la Yougoslavie a éclaté, les Roms se sont retrouvés écartelés. Les Serbes ont voulu enrôler Safet, il a refusé. Sa femme a été violée devant lui et leurs quatre enfants par des militaires. A l'Ofpra, on leur a demandé pourquoi ils n'avaient pas fui plus tôt. "Pour aller où ?, s'énerve Safet. Il n'y a pas de République tsigane."

A la nuit tombée, Dano invite à partager le mouton et les haricots verts préparés par sa femme, Rabia. Celle qui désossait le canapé, hier soir. Ils mangent en regardant les informations du pays, sur une chaîne du Monténégro, grâce à une antenne satellite. Un drôle de type, Dano. Un colosse qui ne quitte jamais sa casquette en cuir de biker. Il tenait une carrosserie au Monténégro, la guerre l'a jeté sur la route. Il récupère, répare, revend. Ils ont près de 60 ans et douze enfants dont cinq en France. Après manger, Dano prend une derbouka et rejoint un cousin qui joue de la guitare devant une baraque, sous la lumière jaune des hauts projecteurs de la SNCF. Plus loin, une zone reste vide. Au milieu, un grillage entoure les restes de la caravane où les petites Roumaines ont péri. L'essieu calciné a été relevé, comme une stèle. Plus personne ne s'installe ici. Le coin est devenu maudit. Le sommeil vient plus vite que la veille mais, à 3 heures, réveil brutal. Safet vient de rentrer. Torse nu sous la lune, il hurle devant sa baraque. Saoul, il s'en prend à sa femme. Ses cris font fuir les rats. Un homme tente de le calmer. D'autres arrivent en courant, avec des jerricans d'eau qu'ils vident sur lui. Il finit par se taire. Les rats mettent un moment à revenir.

Le réveil est morose. Une tension communicative gagne les caravanes. "C'est déjà dur pour tout le monde ici, explique Zoudo, si quelqu'un arrête de se contrôler, c'est plus possible." Safet se lève tard et reste toute la journée de l'autre côté du camp, chez ses copains de Timisoara. Un endroit très dépaysant, avec une multitude de petites caravanes disposées en quartier labyrinthique. Une fumée noire asphyxie ce petit Timisoara. Des hommes font brûler des câbles pour récupérer le cuivre qu'ils revendront (0,90 euro le kilo).

Les demandeurs d'asile touchent des allocations (9,69 euros par jour) et se démerdent pour arrondir les fins de mois. Les Roumains en revanche viennent, à de rares exceptions près, pour trouver de l'argent. Certains, comme Petre, achètent (50 centimes) des exemplaires du journal Sans-abri, qu'ils revendent 2 euros aux carrefours. D'autres jouent de l'accordéon ou lavent des pare-brise, pour 20 à 30 euros par jour. Certaines femmes mendient, d'autres font les cueillettes, dans la Drôme et le Beaujolais. "Pour les fraises, tu es payé 10 euros pour 10 kilos", raconte Joan, un Roumain qui parle bien français. La peinture et le crépi paient mieux (de 50 à 70 euros par jour, toujours au noir).

Epicerie, coiffure, café

La police estime que le camp héberge aussi des prostituées et de gros trafiquants. Ce n'est probablement plus le cas, le harcèlement des forces de l'ordre a fait partir ceux qui avaient le plus à se reprocher. Restent des petits voleurs, qui chipent dans les magasins des lames de rasoir, des bouteilles de shampooing, des vêtements, pour les revendre. Quelques cambrioleurs aussi, qui ouvrent les maisons que des mineurs dévalisent. Les butins sont rarement gras, mais toujours plus qu'à Craiova. Une jeune femme, sortie depuis peu de prison, veut ramener ses deux enfants en Roumanie, car c'est "trop dur la France, beaucoup de rats". Elle reviendra avec son compagnon, pour l'argent.

La journée s'achève, le bidonville s'anime. Une caravane sert d'épicerie, une autre de salon de coiffure. Il y a même un café, dans une baraque. Deux grandes tables en plastique, un canapé, et un buffet à faire pâlir de jalousie les amoureux du formica. La bière n'y coûte que 50 centimes.

Chez Zdravko, monténégrin, une vingtaine de personnes se serrent devant un téléviseur. Il a récupéré une cassette de Gadjo Dilo, le film de Tony Gatlif, en version roumaine. Aux gros mots débités en rom, une vieille rigole de toutes ses dents en or. Un dentiste rom égyptien passe de temps en temps dans le bidonville. Pour 30 à 50 euros, il vous pose un habillage traditionnel, en or "22 carats", précise une femme. A la fin tragique du film, quelqu'un lâche : "C'est la vie de gitan." Un autre plaisante. L'ombre se disperse.

Dehors, deux enfants ont posé du pain mouillé à terre et restent immobiles, une bassine à la main. Un rat se pointe, prudent, se met à grignoter. La bassine s'abat. L'animal, attrapé à pleines mains, finit tué à coups de bâton. Plus loin, des adolescents écoutent du hip-hop. Quelques couples d'adolescents s'éloignent. Safet s'est fait attraper tout à l'heure. Il passera la nuit en dégrisement. Plus tard, quelqu'un frappe à la porte et murmure : "Polizei, polizei." Ils arrêtent un homme, puis se replient. Avant de partir, l'un d'eux donne un coup de pied dans une caravane, ouvre brutalement la porte d'une autre.

Au matin, on commente à peine l'incident. Safet rentre sale et fatigué. Les autres lui font la fête. Crevettes bouillies, sardines grillées arrosées d'ail et d'huile d'olive, avec un rosé rustique. Calmé, Safet dit qu'il voudrait que ses enfants aillent à l'école. L'Education nationale refuse. Elle marche sur des oeufs depuis qu'un maire du Rhône a porté plainte après la scolarisation de Tsiganes dans sa ville. Impossible à Gerland, parce que le tribunal a ordonné l'expulsion. D'ici à quelques jours, le bidonville sera vide. Ses habitants s'égayeront dans des squats et d'autres bidonvilles. En attendant, une lettre arrive pour Jamilka. Hercules, son fils, écrit de prison. Quelqu'un décrypte, elle pleure. Là-bas, une voiture de la BAC entre sur le terrain...